MÉMORANDUM
Nissan lez Ensérune _2016
Pierre Marquès devant Auteur anonyme1 - Photo © Hugo Da Costa
« Tout acte de résistance n’est pas une œuvre d’art bien que, d’une certaine manière elle en soit. Toute œuvre d’art n’est pas un acte de résistant et pourtant, d’une certaine manière, elle l’est. »
(Gilles Deleuze)
Les Artistes en Résidence du Château Vargoz accueillent « Créer c’est Résister » du peintre Pierre Marquès. Puissante, cette exposition galvanise le visiteur par le contraste absolu de ses pochoirs en clair-obscur qui filent du bas. Images rémanentes, jalons de mémoire rétinienne, jalons de mémoires humaines tout court. Impressions d’histoires parallèles ou inventées, signes de temps que l’histoire officielle aimerait effacer. L’installation du peintre consiste en une galerie de portraits, directs ou rapportés. Des écrivains combattants espagnols y côtoient des figures tutélaires en lutte, et surtout de fiers anonymes, comme pour signifier que l’esprit de résistance est là, à portée de rêve, à portée de tête, à portée de poing, pour chacun d’entre nous. Selon Marquès, si la crise a des effets réels sur les peuples, oppressions et privations en chefs de file, elle n’est qu’un alibi commode. Plus que jamais, il faut cultiver le mot de Gramsci selon lequel « le pessimisme de l’intelligence ne doit pas empêcher l’optimisme de la volonté ». Quant aux murs, ils seraient des palimpsestes têtus qui ne se débarrassent pas tout à fait de la trace reçue. Alors sur ses pochoirs mobiles, de toile ou de papier, il joue avec la terre de sienne brûlée des fonds, avec des bristols anciens qu’il reconditionne. Il suggère le salpêtre, les efflorescences, les lessivages, l’érosion. Il emprisonne le réel dans ces yeux qui nous scrutent, et interrogent notre capacité de conviction. Pour le peintre, ces visages nous renvoient leurs propres clés de compréhension du monde, libérées des directives des partis politiques et de la prise de pouvoir comme finalité en soi. Des clés qui célèbrent la vie. Et de nous inviter à relire Deleuze qui écrivait :
« la vie devient résistante au pouvoir quand le pouvoir prend pour objet la vie ».
Pierre Marquès vit et travaille à Barcelone depuis 1998. Le Languedoc reste sa terre de cœur. De temps à autre, il vient l’ensemencer de ses fulgurances, puisées en Castille et en Catalogne, au prisme de radicalités nouvelles, d’espoirs et d’indignations. Dans ce pays, tout un peuple souffre, ou presque, mais les vents sont chargés de promesses.
Claude Albanèse
Créer c'est résister
Avanti popolo
"Des traces. Des visages multiples, des figures composites, des anonymes qui ne le sont pas. Le travail de Pierre Marquès s’intéresse depuis dix ans aux restes, aux interstices entre passé et futur dans lesquels nous nous construisons. À la matière même du souvenir, à sa substance. Depuis la terre des camps d’extermination de Treblinka et Sobibor (disparition des bâtiments, neige, bouleaux) jusqu’aux ruines de béton des installations olympiques de Sarajevo détruites par la guerre, la question de la mémoire traverse son œuvre récente comme une balle ou une fosse commune. Créer c’est résister, nous dit-il. Se rappeler c’est résister, pourrait-on ajouter. La mémoire comme énergie, comme combustible pour la création, et donc la résistance. Résister à quoi ? Résister par quoi ? Pour Pierre Marquès, la résistance c’est avant tout un geste, le geste du peintre. C’est par le geste que l’on s’oppose ; la peinture est avant tout mouvement : mouvement des ciseaux qui découpent le pochoir, mouvement du street artist qui cherche à échapper à la police, mouvement de la bombe de peinture près du mur. Mouvement de la révélation qui fait passer le négatif du pochoir au positif de l’image, mouvement de superposition qui ajoute un visage à un visage pour le rendre, dans la multiplicité, anonyme. L’image dégouline de mémoire, elle dégoutte de noirs, de coulures violacées. On résiste par la peinture, mais aussi par le texte. Cette sculpture de mots, bilingue, donne une troisième dimension, une nouvelle profondeur, aux images. Le texte et la voix s’impliquent dans la résistance. Les mots, face aux toiles, avec les toiles, résistent à l’interprétation immédiate ; ils fabriquent un nouveau parcours, une nouvelle alliance. Ces dix auteurs sont autant de voix superposées, autant d’Anonymes. Ces textes sont aussi irréductibles à leurs auteurs que les visages aux noms qu’ils pourraient porter. Résister à quoi ? Résister à l’oubli, certes. Mais aussi résister à la crise – crise de conscience, crise de mémoire, crise économique. Crise nationale. Crise du souvenir de la crise. Créer c’est résister à l’absence de création, c’est enchanter, c’est peupler, repeupler, rendre un sens au mot « peuple ». Entre hier et demain, trouver l’énergie du peuple aujourd’hui, qui n’est pas une foule anonyme, mais un ensemble de femmes et d’hommes convoquant l’hier et l’imagination pour construire l’avenir."
Mathias Enard